A Dieu Vat
Prêt pour le grand saut - Se décider à décider
Cet extrait est issu de la rubrique "Prêt pour le grand saut". Il présente la difficile étape de la prise de décision de lever l'ancre un jour. Bien des équipages restent à terre, uniquement car ils n'ont jamais surmonté l'appréhension liée à la décision. Les autres articles de la rubrique montrent comment gérer cette appréhension.
Je suis ce matin dans ma voiture, coincé dans les bouchons de l'autoroute A86. Même si une dure journée m'attend, j'ai pris la résolution de ne pas m'énerver. Inutile de jurer contre toutes ces voitures qui bloquent, comme tous les jours, les routes de la région parisienne. Bientôt, peut-être que ma voiture me manquera. D'ailleurs, ma voiture n'est plus ma voiture. Elle est vendue, ses nouveaux propriétaires viennent en prendre possession ce soir.
Libéré des embouteillages, j'arrive à mon bureau. Enfin, mon ancien bureau. J'ai officiellement arrêté de travailler vendredi dernier. Il me faut maintenant finir quelques formalités auprès de la direction du personnel. Les papiers signés, tel un flic déchu, je remets mon matériel de service : badge, ordinateur et téléphone portable. J'aurai travaillé dans cette société presque cinq ans. Pas une mauvaise boîte. Comme beaucoup de multinationales américaines sur le marché de l'informatique, son plus gros défaut est d'utiliser à outrance le principe du mulet : vous prenez un mulet, vous le chargez autant que possible et vous lui demandez d'avancer toujours plus vite. Si le mulet survit, vous aurez une bête de charge vaillante qui vous rapportera de l'argent. S'il meurt, ce n'est pas très grave, d'autres mulets le remplaceront. Mais avec un peu de recul, il est probable que j'aimais faire le mulet. J'ai toujours travaillé pour des multinationales américaines sur le marché de l'informatique. J'ai toujours connu ces séances de travail qui commencent tôt le lundi matin et finissent tard le vendredi soir. Un dernier salut à mes collègues et bons copains. Cette fois, j'ai vraiment le sentiment d'être au premier jour d'un grand voyage.
Pour autant, j'ai toujours l'impression d'être un mulet. Les choses s'accélèrent. Je m'envole après-demain, Marie et les enfants me rejoindront dans dix jours et nous avons encore mille choses à finaliser… Mon premier jour de congé sabbatique aura été une sale course contre la montre. Je n'aurai sans doute pas le temps de tout finir, mais cela n'a pas d'importance. À Dieu vat, comme disaient les marins avant de lancer un virement de bord.
C'est grâce aux « À Dieu vat » que dans quelques semaines nous serons sur un bateau dans les Caraïbes. Il nous a d'abord fallu prendre la décision, peser le pour et le contre sur le plan professionnel. Puis, nous avons eu à choisir notre futur bateau, nous poser une infinité de questions sur la sécurité des enfants. À chaque fois nous aurions pu hésiter jusqu'à la fin des temps. À chaque fois le « À Dieu vat » nous a permis de sortir de l'impasse. Pour partir vivre sur un voilier, rien de tel que la sagesse des marins d'autrefois : préparer les choses au mieux, puis lancer la manœuvre sans hésiter, en s'en remettant à la bienveillance de la mer et du ciel. À Dieu vat donc.